« L’agriculture biologique ? Ce n’est pas avec elle qu’on va nourrir le monde. »* La sentence tombe pendant le déjeuner, entre le fromage et le dessert. Les convives acquiescent. On croirait avoir entendu une lapalissade. Mais cette affirmation est-elle réellement fondée ?

La productivité de l’agriculture biologique

Ferme biologique de l'UCSC, par David Silver (CC BY-SA 2.0 via Wikimedia Commons)

Ferme biologique de l’UCSC, par David Silver (CC BY-SA 2.0 via Wikimedia Commons)

L’idée communément admise est que l’agriculture biologique serait sous-productive et ne pourrait produire assez pour subvenir aux besoins nutritionnels de la planète. En 2012, des études (Tomek De Ponti et Al, Verena Seufert et Al) mettaient encore en évidence une différence de productivité de 20% à 25% entre l’agriculture biologique et l’agriculture conventionnelle. Mais pour l’agronome Jacques Caplat, ces études souffrent de biais méthodologiques qui pré-orientent les résultats : études réalisées en climat tempéré (conditions de culture idéales, minoritaires sur la planète, et qui minimisent l’importance des qualités de résistance des plantes), protocoles expérimentaux adaptés à l’agriculture conventionnelle mais pas à l’agriculture biologique, etc. Les dernières études parues tendent cette fois à lui donner raison. Ainsi, dans une étude publiée en décembre 2014, Claire Kremen et son équipe  de l’université de Berkeley aux Etats-Unis montrent des différences plus petites. Ces différences tombent à 8-9% quand deux pratiques complémentairs sont utilisées : la rotation des cultures (une même parcelle est utilisée pour cultiver des plantes différentes d’une année à l’autre) et les cultures associées (plusieurs cultures cultivées simultanément sur la même parcelle). En considérant le potentiel d’amélioration de l’agriculture biologique, dont les techniques ont été beaucoup moins étudiées que celles de l’agriculture conventionnelle dans l’histoire récente, cette différence pourrait fondre voire s’inverser.

A ce jour, on produit déjà plus de nourriture que nécessaire – assez pour nourrir 9 milliards d’être humains selon certaines estimations. Mais que deivent cette nourriture ? Pour résoudre la faim dans le monde, la productivité agricole ne fait pas tout. Il faut s’attacher à sécuriser l’alimentation de toutes les populations.

La sécurité alimentaire

« La sécurité alimentaire existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, un accès physique et économique à une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une vie saine et active. » Cette définition de la sécurité alimentaire a été formulée en 1996 par le Sommet Mondial de l’Alimentation. Elle prend en compte quatre dimensions: l’accès à l’alimentation (par la production ou l’achat), la disponibilité (quantité suffisante d’aliments), la qualité et la stabilité (de l’accès, de la disponibilité et de la qualité). La quantité produite n’est donc qu’un facteur parmi d’autres: elle ne peut résoudre seule la sous-alimentation chronique qui touchait 795 millions de personnes entre 2012 et 2014. L’économie et la politique ont un rôle très important pour assurer la disponibilité et la stabilité de l’alimentation.

Ferme biologique aux Philippines. (source: ministère du commerce et des affaires étrangère [CC BY 2.0], via Wikimedia Commons)

Ferme biologique aux Philippines. (source: ministère du commerce et des affaires étrangère [CC BY 2.0], via Wikimedia Commons)

Il y a donc un ensemble de problèmes à résoudre pour nourrir le monde. Par exemple, le gaspillage alimentaire serait responsable de la perte d’un tiers des denrées alimentaires selon l’estimation de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (la FAO). L’utilisation des terres arables pour des productions non-vivrières (comme les bio-carburants) diminue la production de nourriture. La pollution empoisonne la nourriture saine et détruit une biodiversité essentielle à la production agricole (comme le montre l’exemple des abeilles). Pour sécuriser son alimentation, il est aussi essentiel de vivre en paix, d’avoir un travail, d’avoir des revenus. Malheureusement, la mondialisation actuelle est bien souvent contraire au maintien d’une économie locale. Rien que pour l’agriculture, les pays occidentaux surproduisent des denrées (comme le blé) qu’ils exportent à des prix faibles (largement subventionnés). De cette façon, ils détruisent les possibilités de développer une agriculture rentable dans les autres pays. Tout comme les usines chinoises détruisent le tissu industriel occidental, l’agriculture occidentale détruit la sécurité alimentaire des pays en développement.

Alors oui, parmi un ensemble d’autres solutions, l’agriculture biologique permettra de nourrir le monde. Pour Claire Kremen, « augmenter la proportion d’agriculture qui utilise des méthodes de production durables, biologiques n’est pas un choix mais une nécessité. Nous ne pourrons pas produire de la nourriture encore longtemps sans prendre soin de nos sols, ne notre eau et de notre biodiversité ».

* Notons que la construction argumentative de cette expression est un exemple de la technique du chiffon rouge, un sophisme qui consiste à déplacer le débat vers une position intenable par l’interlocuteur (qui voudrait faire mourir le monde de faim ?).